Il est dit qu’il faut apprendre de ses erreurs et ne pas rester sur les regrets du passé afin d’avancer de la vie. Pourtant, je connais beaucoup de personnes de mon âge qui, dans ma situation, auraient commencé à pleurer, paniquer, supplier ou même à refaire les deux kilomètres les séparant de l’académie dans l’espoir de trouver une solution à leur mésaventure. Personnellement, je n’ai rien fait de tout ça en me rendant compte que j’étais enfermée hors des dortoirs car j’ai passé trop de temps à étudier. Cette situation bouscule ma routine confortable et je n’en étais pas ravie pendant un moment. Pourtant, sachant pertinemment que j’en suis là entièrement par ma faute, j’ai décidé de simplement profiter de la situation.

La nuit est complètement tombée et l’absence de civilisation me permet de voir un ciel très clair et étoilé. Tout ce qui est étrange dans ce tableau de rêve est cette lune de la même couleur que le sang ou mes cheveux roux. Elle a beau avoir un côté angoissant et mystique, je me rappelle avoir entendu parler d’un phénomène similaire qui arrive parfois. Son surnom lui convient parfaitement : la lune de sang. Certainement que les créatures de légende comme les vampires devraient l’adorer s’ils existaient. Et si vraiment c’était le cas, je ne serais vraiment pas aussi sereine. J’aurais fait bien plus attention à ne pas partir aussi tard de l’établissement scolaire et je ne me promènerais pas sur la plage en pensant qu’il serait agréable de piquer une tête. Un petit bain de minuit, n’est-ce pas le meilleur moyen de profiter de cette chaude nuit de liberté ? D’autant plus que j’ai quelques affaires de sport dans mon sac, dont une serviette. Pas des plus propres, mais ce serait bien suffisant jusqu’à demain.

Je m’avance vers l’eau pour la laisser lécher mes pieds nus, les yeux fermés. Mes chaussures et chaussettes en main et mon sac à l’épaule, je me sens bien. Je voudrais que cet instant continue encore quelques heures. Mais en rouvrant les yeux, je remarque que ce que je pense être une hallucination n’a pas disparu. Je m’étais rendu compte que cette image dans l’eau depuis que je me suis approchée des vagues, mais je ne pensais pas être si folle que je m’imagine des châteaux étranges de cette manière. Étrange… Peut-être devrais-je songer à aller consulter un médecin, surtout qu’il y en a dans cette école que je peux consulter. Bon ! Ce n’est pas franchement plaisant de penser que tout ne va pas bien dans ma tête, mais vu que j’ai été entraînée par mon beau-père dans des combines étranges et qu’il croit fermement en la magie, je ne peux pas dire que ça part de nulle part. C’est juste bizarre que ce ne soit pas apparu plus tôt. A moins que ce soit parce que je suis enfin dans un environnement qui me convient ?

Continuant d’y réfléchir, je m’avance le long de la plage en gardant mon regard sur l’eau qui continue à m’accorder sa fraîcheur sur ma peau nue. J’ai l’impression que je ne devrais pas faire des conclusions hâtives. Mais c’est plutôt compliqué quand je vois que ce château semble me suivre où que j’aille. Après, il est vrai aussi que je ne le vois que dans l’eau. Ni dans le sable, ni le ciel… rien que dans l’eau. Et apparemment je ne suis pas la seule à faire cette hallucination puisque j’entends une question à ce propos par une voix masculine plutôt adulte. Bon ! Si tel est le cas, je penche du coup pour un aliment pas du tout recommandé dans la nourriture du réfectoire. Il n’ont quand même pas osé ?!

Je stoppe un instant mes réflexions hasardeuses pour regarder l’homme que je dérange peut-être. Grand, brun, des lunettes sur le nez, plutôt bien habillé je dirais. Dire que je porte toujours mon uniforme scolaire, ce n’est pas très classe. D’un autre côté, je ne cherche pas franchement à l’être non plus. Mais bref, ce n’est pas le sujet. Quelle est donc la sorcellerie qui me fait voir la même chose qu’un parfait inconnu ? Et lui non plus n’en connaît vraisemblablement pas l’origine, bien qu’il soit apparemment plus d’avis que le château existe. Désolé pour lui, mais je préfère briser ses espoirs de ne pas être fou :

- Je dirais qu’il n’existe pas, ce château, à part dans notre imagination. Vous aussi, vous avez mangé au réfectoire au dîner ?

Autant vérifier si mon hypothèse est potentiellement juste de cette manière. Puis comme d’autres personnes semblent avoir eu la même idée -de faire une promenade nocturne- que nous, je pourrais également poser ma question à d’autres. A moins que cet homme ne me réponde à la négative, ce qui m’obligera à revoir les possibilités que nous avons. Franchement, à part la folie, je ne vois pas. Et même cela me semble étrange puisque je ne suis pas la seule à voir ce château.

Cet homme est terriblement naïf, d’après ce qu’il me dit. Franchement, je ne vois pas pourquoi certains se priveraient de faire du mal aux autres même si cela peut leur apporter des ennuis. Je veux dire, j’ai la preuve vivante que c’est possible : mon demi-frère pouvait ajouter des cacahuètes dans l’assiette de ma mère qui y est allergique avant de me dénoncer sans aucune honte. Alors pourquoi ne serait-il pas possible qu’une personne de cette même trempe ait ajouté un hallucinogène dans les plats de l’académie ? D’autant plus que ma théorie semble aller dans le bon sens puisque lui aussi a mangé au réfectoire. Je m’apprête donc à lui en parler quand je suis coupée dans mon élan.

J’avais entendu leurs pas dans le sable, mais je ne pensais pas qu’ils viendraient vers nous. Pourtant, nous faisons face à deux personnes qui ont, pour le plus flagrant, sensiblement la même couleur de cheveux. D’un autre côté, j’imagine que je ne peux pas vraiment juger ce genre de choses alors qu’il fait noir. Je souris à la jeune femme légèrement plus petite que moi en taille qui nous demande si nous sommes là pourregarder la lune rouge. Je lui souris et pense à lui répondre quand celui qui l’accompagne me coupe à nouveau. Bon sang de bonsoir ! Vais-je pouvoir en placer une, un de ces quatre ? D’un autre côté, il semblerait que mon professeur de kendo est bien plus responsable que l’adulte à qui je parlais juste avant. Parce qu’il est le seul à poser la question de ma présence en ces lieux alors que je suis une élève. Je me demande sur quels critères les enseignants sont engagés ici ? Parce qu’il me semble que nous sommes plutôt libres quand on voit le brun qui ne s’en souciait même pas.

Je suis reconnaissante envers la jeune femme. Je ne le montre pas vraiment, mais je mime son geste pour lui montrer d’une autre manière qu’à travers une expression faciale. Garder le secret est une bonne idée, d’autant plus que je ne suis pas là parce que je l’ai fait exprès. Est-ce si mal de travailler au point d’en perdre la notion du temps ? Je ne le pense pas, mais à chacun son jugement selon ses valeurs.

Je regarde les deux hommes qui commencent à parler du château que j’ai également remarqué. Le brun est le premier à répondre. C’est peut-être étrange de penser ainsi puisque je viens à peine de le rencontrer, mais quelque chose me dérange chez lui. Je le trouve… niais, prêt à gober tout ce qu’on lui dit et… je ne sais pas comment l’expliquer. Peut-être que le temps saura me donner la réponse ? Qui sait. En attendant, je me tourne vers ma comparse, lui prend ses deux mains dans les miennes et lui demande :

- Avez-vous, vous aussi, mangé au réfectoire ? Il me semble plus logique que nous voyons tous une hallucination collective, puisqu’il est totalement illogique de voir un château de cette manière et que cela soit totalement normal, n’est-ce pas ?

Je préfère ne pas appuyer sur le contre-argument naïf de l’adulte aux côtés de mon professeur de kendo. Cela ne serait pas vraiment mature de ma part. Puis, je reverrai ma théorie dès lors que l’un des deux nouveaux venus l’aura contredite. En attendant, je ne tiens pas spécialement penser que je suis totalement folle. De même, est-il logique de penser que le problème ne vient que de moi alors que nous le voyons tous ?

- Ah ! Au fait, je m’appelle Heidi. Heidi Makela. Puis-je te demander comment tu t’appelles ?

Encore une fois, cette question est posée à la jeune femme. J’ai deux raisons à ce comportement : je connais déjà le professeur Ootsuka et, contrairement à elle, l’autre personne n’est pas de mon âge. Il me semble déplacé de demander son identité à un supérieur.

Voir autant de mon rassemblé ici qui se pose mille et une questions sur les phénomènes étranges qui se déroulent sous nos yeux me rend très curieuse. Habituellement, j’essaie de faire preuve de plus de retenue. Mais puisque j’ai la possibilité de me montrer ainsi sans grande conséquence, je préfère me lâcher ne serait-ce qu’un tout petit peu. De plus, si ça peut m’amener à connaître quelques réponses, pourquoi donc m’en priver ? Je me sens pourtant déçue que ma théorie ne tienne pas la route malgré tout. C’est fortement dommage. Pourtant, une autre m’est proposée à laquelle je n’avais pas pensé. Il est vrai que le gaz peut également avoir ce genre de pouvoir. Et l’explication semble tenir bien plus la route puisque toutes les personnes présentes fréquentent régulièrement l’académie.

Franchement, j’apprécie cette personne qui me fait penser à Kir’. Je retrouve en elle sa joie de vivre qui m’avait tant manqué durant toutes ces années. Je me présente donc à elle en espérant avoir également son identité. Je pense que ça pourrait grandement faciliter la conversation que nous avons, puisque nous semblons bien nous entendre, pour le moment. Et c’est bien parti pour continuer. Riannon Ootsuka, puisque c’est son nom, m’apprend également qu’elle fait partie du comité de discipline en tant que vice-présidente. J’aimerais lui montrer que je suis impressionnée qu’elle ait une telle place au sein de l’académie, mais nous sommes coupées par le professeur Ootsuka -tiens, c’est le même nom de famille…- qui tient à nous préciser quelque chose. Je me sens un peu bête de ne pas avoir pensé à un détail aussi logique que celui qui nous est révélé. Tant et si bien que je perds mon sourire. Qu’est-ce que cela peut être, du coup ?

Parmi les trois personnes, seule la vice-présidente me demande ce que je fais ici, hors du dortoir qui est maintenant fermé. Je ne sais pas à quoi pensent les deux adultes, mais pourquoi ne sont-ils pas ceux qui m’ont rappelée à l’ordre ? Au pire, peut-être que mon professeur s’est mis d’accord avec ce que je pense être sa sœur pour me poser la question. Ou qu’ils n’ont pas eu besoin de ça pour se mettre d’accord. Pourtant, même avec cette explication, je n’arrive toujours pas à trouver une raison pour le brun. Bref ! Je préfère ne pas me prendre la tête et répondre à mon interlocutrice. Ce qui m’en empêche sur le moment, c’est entendre une parole de l’inconnu. La phrase en elle-même aurait pu être mise de côté. Pourtant, je n’y arrive pas. Dans cette situation, il y a beaucoup de choses inexplicables qui se passent autour de nous, il m’est donc impossible de laisser passer. Quels genres de phénomènes étranges a-t-il pu voir ? Qu’y a-t-il d’encore plus bizarre que de voir quelque chose qui ne devrait pas exister ?  Tout le folklore qu’on ne voit que dans les livres, du genre vampires, zombies et loup-garous ? La magie aussi ? Non ! Non, ce n’est pas possible. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ?! Je crois que je commence à sentir la panique monter même si je n’en montre rien.

Je ne sens pas forcément que mes mains deviennent plus froides. Par contre, la différence inverse de chaleur sur mon bras, qui m’indique également un contact différent. Comme je ne comprends pas vraiment ce qui se passe, je regarde mon bras avec attention. Je remarque alors que c’est Riannon qui est en train de faire un câlin à mon bras. Grâce à ce geste, je me rends compte que je ne lui ai toujours pas répondu. Je lui offre alors un sourire contrit en prenant la parole :

- Eh bien, je n’ai pas vu l’heure, mais parce que je travaillais. Je bossais mes cours près de l’académie et quand j’ai remarqué qu’il commençait à faire nuit, il était trop tard. Du coup…

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de préciser que je suis bloquée à l’extérieur. Le règlement que je connais m’empêche tout simplement de rentrer dans le dortoir. En plus de cela, je ne pense pas avoir le droit d’aller demander de l’aide aux adultes puisque je n’ai pas le droit de me rendre chez eux. Je suis donc complètement coincée, tout simplement, ce qui explique ma balade nocturne. Pour la vice-présidente, j’imagine que c’est compréhensible.